Le lait en ébullition
Producteurs, collecteurs, transformateurs, consommateurs : en Tunisie, tout le monde subit de plein fouet la crise du lait. Décryptage d’une crise réelle, mais d’une pénurie qui semble avoir été provoquée.
Sur les étals des petits commerçants en Tunisie, comme sur ceux des grandes surfaces, les produits dérivés du lait abondent, voire prolifèrent. Sauf que deux d’entre eux manquent quasi totalement à l’appel : le lait demi-écrémé et le beurre. Cette situation perdure depuis le mois de juillet dernier. Même après l’importation de 10 millions de litres de lait belge, des limitations sur le nombre de boîtes de lait achetées étaient encore en vigueur fin 2018.
Des problèmes structurels
Le secteur du lait tunisien, pourtant l’un des plus performants de l’économie tunisienne, s’est-il trouvé tout à coup dans l’incapacité de subvenir aux besoins de la consommation locale ? Avant de s’abattre, une crise envoie généralement des indices. Celle-ci n’a pas fait défaut à cette règle. Parmi ces indices, parfois à significations contradictoires, on peut signaler l’écoulement, à maintes reprises, d’un surplus de production devant le ministère de l’Agriculture à Tunis. Ou encore les cris d’alarmes lancés ces dernières années par les éleveurs. Ceux-ci attiraient l’attention des autorités sur un effondrement prochain de la filière. Toutefois, la pénurie subite de lait ne s’explique pas uniquement par un retard dans la détection de ces signaux et par la réaction tardive des autorités.
La chronologie des faits, couronnée par une disparition hâtive du lait demi-écrémé sur le marché alors que tous les autres produits dérivés de lait foisonnent sur les étalages, nous enseigne, d’une part, que l’agriculteur a continué à produire et que, d’autre part, d’autres facteurs ont accéléré cette crise.
Personne ne peut nier que le secteur de l’élevage tunisien en général, et de bovins laitiers en particulier, souffre depuis des décennies de problèmes structurels. Ils sont liés à la nature de l’agriculture tunisienne, notamment à la taille des exploitations : plus de 80 % des éleveurs possèdent d’une à cinq vaches. Il y a aussi la rareté de l’eau, le manque ou l’exiguïté des parcours, la cherté de la nourriture animale. Sans compter un manque flagrant au niveau de l’organisation professionnelle et de l’encadrement.
Prix de vente en question
À cela, il faut encore ajouter une infrastructure de collecte et de transformation incapable de prendre en charge toute la production, surtout en période de haute lactation. En outre, les opérateurs de la filière lait dépendent de deux organisations, dont les intérêts sont souvent contradictoires, à savoir l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap) pour les éleveurs, et l’Union tunisienne du commerce, de l’industrie et de l’artisanat (Utica), pour les collecteurs et les transformateurs.
Mais, paradoxalement, la crise a, cette fois, uni ces deux organisations sur une même revendication : l’augmentation du prix du lait et des subventions allouées aux collecteurs et à l’entretien du stock stratégique. Cela dit, cette augmentation n’est pas perçue de la même manière par les deux parties. Si l’Utap vise une hausse de prix à la production, l’Utica, elle, souhaite une augmentation du prix de vente au public. Reste que, pour le Gouvernement, qui peine à lutter contre l’inflation et l’érosion du pouvoir d’achat de ses citoyens, il n’est pas question de toucher au prix de vente d’un produit d’une importance stratégique. C’est d’ailleurs pourquoi, lorsqu’à la suite de réunions tenues avec les représentants de la filière en avril dernier pour examiner les augmentations des tarifs au niveau des différents maillons de la filière (production, collecte, transformation), le Gouvernement, qui avait demandé une trêve jusqu’après le mois sain de Ramadan, a préféré garder sa ligne de conduite concernant le maintien du prix de vente au public. Ainsi, le 6 juillet, il a finalement décidé de ne pas toucher au prix de 1,120 dinar le litre de lait. Ce fut la douche froide pour les industriels.
Des mesures "décevantes"
Les autorités ont néanmoins consenti à des revalorisations. Ainsi, depuis le 7 juillet, les éleveurs vendent le litre à 890 millimes. Les collecteurs ont vu leur prime de collecte augmentée de 25 millimes par litre et les industriels touchent, eux, une aide de 36 millimes par litre. Si elles ont trouvé un écho mitigé auprès des éleveurs, ces mesures étaient considérées comme « décevantes » chez les industriels. Car ils pensaient que le Gouvernement avait enfin décidé d’adopter une vision stratégique pour la filière. Vision qui aboutirait à long terme à sa libéralisation. L’un d’eux avait même déclaré qu’il était disposé à payer l’agriculteur 1,20 dinar le litre à condition que l’état libère la filière.
Chose promise, chose faite : les industriels avaient menacé, en avril dernier, de suspendre unilatéralement la distribution du lait demi-écrémé si le gouvernement ne se pliait pas à leur revendication. Après le 6 juillet, ce produit se faisait de plus en plus rare jusqu’à sa disparition quasi-totale du marché. Même si le ministère du Commerce est intervenu vainement pour injecter des petites quantités de lait sur le marché, grâce au stock stratégique, lui-même en nette régression par rapport à la même période de 2017 (20 millions de litres contre 50 millions en 2018). Certes, la pénurie étaie inévitable, mais elle a été précipitée.
Zoom
Les centres de collecte se disputent les éleveurs
Ironie du sort ou fin logique d’un processus de crise : l’éleveur laitier, qui était, durant toutes ces années d’incubation de la crise, le maillon faible de la filière en devient aujourd’hui le plus fort et le plus courtisé. En réalité, face à la baisse de production, les collecteurs sont entrés dans une guerre « fratricide » non déclarée, afin de conserver leurs clients et d’en « arracher » d’autres aux concurrents. Les armes utilisées sont l’augmentation du prix, l’achat des dettes de l’éleveur chez les autres centres de collecte, en plus d’une générosité inhabituelle concernant les facilités de paiement. Une guerre qui menace l’existence même des petits collecteurs. À noter que le même scénario se déroule entre les transformateurs qui s’arrachent les centres de collecte les plus performants. Pour les uns comme pour les autres, c’est une guerre de survie qui profitera au plus fort.
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